| Fil on Fri, 21 Jan 2000 10:00:40 +0100 (CET) |
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| [nettime-fr] hors série internet art press |
Bjr,
je suis étonné de ne pas encore avoir vu de discussion autour du numéro
spécial d'ArtPress sur Internet, et en particulier sur cet intéressant texte
de Bernard Stiegler, dont le début est diffusé sur le site de la revue:
http://www.artpress.com/Pages/hors-serie/internet/text-stiegler.html
ArtPress décembre 1999
hors-série internet
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L'hyperindustrialisation de la culture et le temps des
attrape-nigauds. Manifeste pour une écologie de l'esprit
par Bernard Stiegler
Pour saluer la mémoire de Gilles Chatelet
Présentée par ses promoteurs comme une «révolution de l'intelligence»,
la «société de l'information» est le stade le plus avancé de
l'industrialisation de la culture que Horkheimer et Adorno analysèrent
en 1947 comme une régression majeure de l'esprit des Lumières et de la
raison en général, et comme une menace radicale contre les arts sous
toutes leurs formes.
Horkheimer et Adorno voyaient dans le cinéma hollywoodien associé à la
radio et aux magazines le risque d'une véritable catastrophe pour
l'esprit, produit d'un dispositif d'aliénation où «les autos, les
bombes et les films assurent la cohésion du système (1)», barbarie
esthétique «subordonnant de la même façon tous les secteurs de la
production intellectuelle, à cette fin unique : marquer les sens des
hommes de leur sortie de l'usine, le soir, jusqu'à leur arrivée à
l'horloge de pointage, le lendemain matin (2).»
Eux qui imaginaient encore difficilement la télévision tout juste
naissante, comment auraient-ils décrit la vie du travailleur - ou du
chômeur - qui, aujourd'hui, en France, passe désormais près de quatre
heures par jour devant sa télévision ? Et qu'auraient-ils pu attendre
de ce qui se prépare désormais avec les réseaux numériques ? Car il ne
fait pas de doute qu'à un terme qui n'est plus très lointain, ceux-ci
bouleverseront au plus profond l'ensemble des médias de masse, et la
télévision en particulier, l'intégrant dans un nouveau système -
qu'ils auraient sans doute anticipé comme un dispositif d'«aliénation»
mondial où, la télé-vision devenant télé-action, le milieu de vie sous
tous ses aspects étant dès lors technicisé et la culture
hyperindustrialisée, l'avènement de la télé-société pourra réaliser
sans plus aucun frein cette «société de marché» dont s'entretiennent
les socio-démocrates européens.
A relire aujourd'hui Kulturindustrie au regard de cette actualité, on
est frappé aussi bien par l'archaïsme que par la lucidité de ce texte
de référence de la critique sociale que pratiquait jadis l'Ecole dite
de Francfort. Archaïsme qui paraît totalement manquer de la
compréhension historique de ce cinéma qui aura donc été l'art du
siècle, comme le pressentit Benjamin. Archaïsme qui est aussi, plus
profondément, de l'ordre de cette irritante vanité qui paralyse la
pensée lorsqu'elle juge et condamne un processus de devenir avec cet
esprit et ce ton «édifiants» que condamnait Hegel en ces termes : «Qui
cherche seulement l'édification (...) trouvera facilement un moyen de
se procurer un objet d'exaltation, et de s'en glorifier. Mais la
philosophie doit se garder de vouloir être édifiante (3).»
Lucidité cependant : ce «siècle du cinéma», tout à la fois concrétisé
et liquidé par la télévision, n'aura-t-il pas fini par laminer toute
ambition intellectuelle, sociale, politique et spirituelle dans une
autre forme de paralysie de la pensée, autrement plus grave et
condamnable, quoique peut-être justement produite par la vanité déçue
des discours édifiants : cette prétendue «pensée» qui a renoncé à tout
avenir meilleur, c'est-à-dire à tout avenir, car l'avenir n'est digne
de son nom qu'à se présenter comme cette promesse, dont le «progrès»,
naguère, fut un nom.
Que resterait-il de l'esprit de la philosophie, et de l'esprit tout
court, si, sous prétexte de ne pas «édifier», ils se montraient
incapables de critiquer un état de fait pour y discerner ce qui, dans
le devenir, donne prise à une multiplicité de possibles, ouvrant les
horizons inespérés d'une inimaginable liberté, c'est-à-dire d'un
droit, tout autant que les risques toujours plus grands et probables
d'un avilissement accru de fait ?
Quant à cet avilissement, tandis qu'il devenait ces derniers mois
légitime de s'alarmer des pratiques de dopage qui ternissent l'aura
édifiante des sportifs, se mettait en place, dans une pudique
indifférence, l'une des dernières et des pires inventions de la
Française des jeux : le Rapido. A cette loterie dont les terminaux
électroniques ont été disposés dans ces innombrables et sinistres
lieux publics, généralement des débits de boissons, où l'Etat vend du
leurre en masse, il y a «un tirage toutes les cinq minutes». L'imprimé
qui promeut cette «distraction» vous avertit d'emblée que «vous avez
une chance sur 5,5 de gagner». Vous pouvez donc calculer votre avenir
puis le jouer à la loterie... toutes les cinq minutes : quasiment en
temps réel. Dans le monde de la consommation et du lucre immédiats, il
n'y a plus de place ni pour l'attente ni pour l'inattendu.
L'indétermination sans laquelle il n'est aucun avenir y est réduite à
un calcul de probabilité.
On ne saurait dire qu'il y a là tromperie : le joueur est clairement
averti qu'il a très exactement une chance sur 5,5 de gagner,
c'est-à-dire, il pourrait du moins le déduire de lui-même, 5,5 chances
sur une de perdre. Tout cela paraît donc très honnête. Estimerait-on
cependant qu'un marchand d'héroïne ou de crack serait «honnête» par le
seul fait qu'il aurait averti son client - généralement considéré
comme sa victime - que la substance qu'il lui vend, et que cette
personne lui achète volontairement, «en toute connaissance de cause»,
«librement», produira inévitablement sur lui des effets de dépendance
grave, c'est-à-dire d'annihilation de sa volonté ? (...)
(1) 130
(2) 140
(3) Phénoménologie de l'esprit, trad. de Jean Hyppolite.
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